CHAPITRE II
Rohel fixait la colonne de lumière qui s’élevait du sol et se perdait dans l’espace infini. Elle émettait un rayonnement comparable à un faisceau laser de plusieurs dizaines de kilomètres de diamètre, empêchant la nuit noire de régner en maîtresse absolue sur la voûte céleste.
Les gémissements du vent et les cris des rapaces prenaient une résonance inquiétante dans le silence nocturne. Un bruissement insolite tira Le Vioter de sa contemplation. Il crut d’abord que l’oiseau capteur d’âme était de retour, puis il aperçut la forme caractéristique et fuyante de l’un de ces rongeurs à fourrure jaune qui pullulaient dans les environs.
Il haussa les épaules et réactiva le feu à l’aide d’un bout de bois. Il avait peu à peu perdu toute notion de temps et il ne savait plus depuis combien de jours il errait dans cette inextricable forêt. Il s’était confectionné une lance rudimentaire, une branche relativement mince et droite dont il avait taillé l’extrémité avec une pierre aux arêtes tranchantes et qu’il avait plongée dans un lit de braises pour la durcir. Il se nourrissait de petits animaux qu’il piégeait la plupart du temps aux abords des points d’eau et de fruits sauvages qui poussaient sur des buissons épineux. Il allumait des feux en frottant deux morceaux de bois jusqu’à ce qu’ils s’embrasent et enflamment les feuilles sèches et les brindilles entassées entre deux grosses pierres.
Selon les indications d’Emna la gyne, il suivait la direction de l’astre bleu du levant. Lorsque celui-ci atteignait son zénith et infléchissait sa trajectoire, il suffisait à Rohel de progresser dans le sens opposé, puis, au moment du premier crépuscule et de l’apparition de l’astre rouge du couchant, de conserver la bonne orientation. Cependant, comme il n’était pas encore sorti de la forêt, il avait la nette impression de tourner en rond et il se demandait s’il avait raison de se fier à la position des corps célestes. Il s’efforçait de bannir le découragement de son esprit, de résister à la tentation qui l’effleurait de plus en plus souvent de renoncer, de s’asseoir sur un rocher et de rester immobile jusqu’à ce que la mort vienne le chercher. Il percevait parfois un murmure au plus profond de lui, un chant à la fois étrange et familier qui semblait provenir d’un lointain univers. Il prenait alors conscience que les pensées de la féelle Saphyr traversaient l’espace et le temps pour le soutenir et, saisi d’un regain d’énergie, il repartait, se frayait un passage dans la végétation à coups d’épaule et de lance.
Il doutait de l’existence de Lucifal, l’épée légendaire offerte aux humains par des dieux oubliés. Les seuls êtres vivants qu’il rencontrait dans cette forêt étaient ces petits animaux à fourrure jaune qui fournissaient l’essentiel de sa nourriture, quelques serpents noirs, des mammifères arboricoles à l’enveloppe tégumentaire épaisse et molle, des papillons aux couleurs éclatantes, des volatiles au plumage gris rehaussé de cercles argentés. Il lui arrivait parfois de se lancer dans de longs monologues pour libérer l’angoisse et les tensions qui s’accumulaient dans son esprit, mais jamais il ne parvenait à rompre le sentiment de solitude qui le rongeait, qui l’oppressait.
L’apparition du capteur d’âme avait agi comme un baume revigorant. Le Vioter n’avait d’abord prêté qu’une attention distraite à cet oiseau aux plumes multicolores et au bec noir qui volait quelques mètres au-dessus de sa tête, puis il s’était souvenu de l’extraordinaire faculté qu’avaient ces volatiles de mémoriser et de reproduire la voix humaine. Emna la gyne ne s’était-elle pas servie de l’un de ces messagers pour lui adresser d’ultimes paroles depuis les mondes de l’Au-delà ?
Le Vioter s’était immobilisé et avait tendu le bras pour inviter le capteur à venir se poser sur sa main. L’oiseau, plus lourd et plus dense que ne le laissait supposer son apparence, était resté quelques secondes suspendu dans les airs avant d’obtempérer. Ses serres s’étaient plantées dans la paume de Rohel, puis il avait replié les ailes et tiré des paupières noires sur ses yeux.
Une dizaine de minutes plus tard, son bec s’était entrouvert et il s’était mis à parler :
— Es-tu capable de reproduire ma voix ?
Des frissons avaient parcouru la nuque et le dos de Rohel. Non seulement l’oiseau avait prononcé les mots qu’il venait de formuler dans son for intérieur, mais il s’était exprimé avec sa propre voix, avec cette voix qui lui paraissait à la fois étrangère et familière lorsqu’elle provenait d’une source extérieure, d’un enregistrement holo ou d’un synthétiseur vocal par exemple.
— Y a-t-il d’autres êtres humains dans cette forêt ?
Il se rendit instantanément compte de l’inutilité, de la stupidité de sa question. L’oiseau n’était pas capable de répondre mais de reproduire avec autant de fidélité que possible les pensées ou les paroles qu’on lui confiait.
— Y a-t-il d’autres êtres humains dans cette forêt ? avait répété l’oiseau.
— Je cherche le pays de Cirphaë. Peut-être pouvez-vous me renseigner ?
— Je cherche le pays de Cirphaë. Peut-être pouvez-vous me renseigner ? Je cherche le pays de Cirphaë. Peut-être pouvez-vous me renseigner ? Je cherche le pays de Cirphaë…
Le capteur d’âme s’était brusquement envolé et avait disparu dans la lumière empourprée du crépuscule. Le Vioter avait compris les raisons de ce départ précipité lorsqu’il avait aperçu les grands rapaces au cou déplumé qui s’étaient lancés à sa poursuite en poussant des trompettements rauques.
Il avait regretté de ne pas avoir eu la présence d’esprit d’éloigner les prédateurs et de retenir son petit messager car, au cas où ce dernier croiserait la route d’êtres doués de langage et de raison, il leur délivrerait des paroles succinctes, sibyllines, où ne figureraient aucune coordonnée, aucun renseignement exploitables. En plus de vingt jours d’errance dans cette forêt, c’était le premier capteur qui lui rendait visite et la chance ne se représenterait probablement pas de sitôt.
Trois jours et trois nuits s’étaient écoulés depuis cette brève rencontre et il avait peu à peu perdu tout espoir de revoir le capteur d’âme. Même si ce dernier échappait aux serres des rapaces, il ne trouverait personne à qui transmettre son message. Les probabilités d’existence d’êtres évolués dans cette forêt étaient infimes, pour ne pas dire nulles.
Un grondement prolongé et une sensation persistante d’humidité le tirèrent de son sommeil à l’aube du quatrième jour. Le ciel bas délivrait une averse rageuse, violente, et les gouttes aussi lourdes que des pierres hachaient les feuilles de l’arbre sous lequel il s’était allongé. L’eau ruisselait sur la terre, incapable d’absorber les cataractes déversées par les nues, et d’importantes coulées de boue se formaient déjà, charriant des pierres, des cadavres d’animaux, des buissons dont les racines ne résistaient pas à la violence du courant.
Il se releva, ramassa sa lance et tenta d’évaluer la situation. Sa combinaison, détrempée, alourdie, l’entravait dans chacun de ses mouvements. Les cordes de pluie et la pénombre du petit jour se conjuguaient pour rendre la visibilité quasi nulle. Les bourrasques faisaient grincer les spectres sombres et torturés de troncs environnants et déjà des branches s’affaissaient dans des craquements prolongés.
Le Vioter fouilla le clair-obscur du regard mais il ne distingua rien qui ressemblât de près ou de loin à un abri. Des animaux à fourrure jaune, effrayés, filaient comme des éclairs entre les hautes herbes ployées par la tourmente. Il se demanda pourquoi ces rongeurs, qui vivaient dans des terriers, ne s’étaient pas réfugiés dans les entrailles du sol. Il remarqua qu’ils fuyaient dans la même direction et comprit que leur panique avait quelque chose à voir avec le grondement qui s’amplifiait de seconde en seconde et s’accompagnait de vibrations de plus en plus fortes. Tous sens aux aguets, il tenta de deviner la nature de la menace approchante mais il n’aperçut que les éclaboussures des gouttes sur la terre humide et les ruissellements qui se transformaient en rigoles boueuses. Il décida de se lancer sur les traces des rongeurs car, si leur instinct leur commandait d’abandonner leur logis, c’était qu’ils subodoraient l’imminence d’un cataclysme. Sur tous les mondes recensés, les animaux étaient pourvus de ce mystérieux sixième sens qui les prévenait du danger bien avant les êtres humains.
Il se mit en marche. Il ne progressait pas aussi rapidement qu’il l’aurait souhaité. Il devait éviter les torrents de boue, lutter contre le vent tourbillonnant et esquiver les arbres qui s’effondraient autour de lui. Il s’enfonça jusqu’aux genoux dans une fondrière, se raccrocha à la branche basse et flexible d’un arbuste encore debout, se hissa en force sur un rocher dénudé, perdit l’une de ses chaussures de toile en retirant sa jambe. La terre bougeait comme un océan soulevé par des monstres marins. Les ruissellements n’étaient pas seulement alimentés par les précipitations mais également par les sources qui jaillissaient du sol en de multiples endroits.
Le rocher sur lequel Rohel s’était réfugié oscilla pendant quelques secondes puis fut brutalement arraché de son socle et traîné sur une vingtaine de mètres avant de percuter une souche qui venait à sa rencontre. Déséquilibré, Le Vioter lâcha prise, laissa échapper sa lance, glissa sur la surface grenue, tomba lourdement sur le dos. Le souffle coupé, à demi étourdi par le choc, il n’eut pas le temps de se rétablir sur ses jambes : un courant d’une puissance phénoménale le happa. Il perdit pied et sombra dans le sein d’un élément mi-solide mi-liquide d’une fraîcheur saisissante. Il esquissa des mouvements de bras pour essayer de regagner la surface, mais il se rendit rapidement compte de l’inutilité de ses efforts. De la boue s’infiltra dans ses narines, dans sa gorge, et l’air commença à lui manquer. Il repoussa avec l’énergie du désespoir la panique qui s’emparait de lui et appliqua point par point les techniques de rétention du souffle apprises de son instructeur d’Antiter, Phao Tan-Tré, un maître des énergies fondamentales.
Il s’efforçait de faire refluer lentement le peu d’oxygène qui lui restait dans le bas-ventre, entre le pubis et le nombril, quand il heurta un large tronc de plein fouet. Des éclats de roche et de bois, propulsés par des courants latéraux, lui cinglèrent la tête et le dos, mais il s’astreignit à repousser la douleur, à maintenir sa concentration, à ne pas gaspiller son énergie en gestes superflus. « Le cœur de la tempête est l’abri le plus sûr, disait Phao Tan-Tré. À condition d’être serein devant sa fureur. »
Le Vioter savait que tôt ou tard le courant le projetterait vers la surface et lui permettrait de respirer. Il lui fallait seulement faire preuve de patience, ne pas céder à la peur qui risquait d’entamer ses facultés physiques et mentales. Il ne distinguait pratiquement rien à l’intérieur de la coulée. De temps à autre, des formes sombres passaient non loin de sa tête, comme des bancs de poissons pétrifiés. Ses poumons, transpercés d’aiguilles chauffées à blanc, réclamaient à nouveau de l’air. Il avait l’impression que sa peau se rétractait à la façon d’un papier léché par les flammes. Il jugula un nouvel assaut de panique et s’efforça d’atteindre l’état d’éveil au repos, un état proche de la catalepsie où la physiologie fonctionnait au ralenti mais où l’esprit restait vigilant, lucide. Un grand calme se diffusa peu à peu dans son ventre, dans sa poitrine, dans sa tête, dans ses membres.
Il lui sembla que le courant devenait de plus en plus rapide, de plus en plus violent. Des coups sourds et répétés l’ébranlèrent mais il ne ressentit aucune douleur, comme si ces chocs concernaient un autre corps que le sien. Il resta ainsi immergé pendant un temps qu’il aurait été incapable de déterminer. Le chant ensorcelant de l’eau accentuait sa sensation d’évoluer dans un rêve. Il veilla à ne pas franchir le seuil fatidique au-delà duquel il n’aurait plus la possibilité de revenir. Il focalisa son attention sur le visage de Saphyr, sur les flammes vives et changeantes de ses cheveux couleur d’ambre.
Brusquement, un tourbillon le happa et le propulsa enfin à l’air libre. Une lumière intense frappa ses paupières, des rafales de vent lui cinglèrent les joues et le front. Il expulsa immédiatement la boue de ses narines, de sa gorge, pour prendre une longue inspiration. Il vit qu’il flottait au milieu d’un fleuve jaune et majestueux. Il n’avait aucun effort à faire pour surnager, la puissance du courant suffisait à le maintenir en surface. Gonflé par les trombes, par les sources, par les torrents latéraux qui dévalaient des collines environnantes, l’immense cours creusait un lit de plus en plus large, s’enfonçait dans le cœur de la forêt, dévastait tout sur son passage.
Rohel crut voir une forme mobile et multicolore au-dessus de lui. Il voulut affiner son observation mais une vague le recouvrit et le maintint immergé pendant quelques secondes. Lorsqu’il passa de nouveau la tête hors de l’eau, il ne distingua rien d’autre que des nuées de feuilles et de branches qui voltigeaient entre les gouttes. Il pensa qu’il avait été victime d’une illusion d’optique, et l’espoir de revoir le capteur d’âme s’évanouit presque en même temps qu’il s’était levé.
Le fleuve de boue s’élargissait encore et le grondement se changeait en un rugissement terrifiant. Les arbres, les souches et les pierres formaient un manteau mouvant de plus en plus dense. Le Vioter se demanda dans quel océan ou dans quelle dépression pouvait se jeter ce flot impétueux et éphémère. Les vagues écumantes, les frondaisons flottantes et le rideau de pluie l’empêchaient de distinguer quoi que ce soit en direction de l’aval, mais le vacarme assourdissant et la sensation de vitesse croissante lui indiquaient qu’il approchait d’une chute.
Il évalua aussitôt sa position par rapport à la berge la plus proche. La puissance des rapides lui interdisait de regagner la terre ferme et ne lui offrait aucun point d’ancrage. Les énormes blocs de pierre auxquels il aurait pu se raccrocher étaient ballottés comme de vulgaires brindilles et s’entrechoquaient au gré des courants. Le passage de l’état d’éveil au repos à celui de veille active réveillait ses multiples contusions, le froid commençait à lui engourdir les mains et les pieds.
Il aperçut soudain, se découpant au-dessus des vagues et des gerbes d’écume, l’arête supérieure et droite d’une muraille rocheuse qui s’étirait sur une largeur de plusieurs kilomètres. Il crut d’abord que le fleuve allait se fracasser contre cette barrière naturelle, mais il ne distinguait pas la brume épaisse que n’aurait pas manqué de produire une telle collision. Il comprit alors que l’eau se précipitait dans un gouffre situé avant l’obstacle.
Il repéra des arêtes de roches à fleur d’eau autour desquelles se formaient des remous. Il ne parvint pas à les agripper car elles étaient glissantes et la violence du courant ne lui laissait pas le temps d’assurer ses prises. Ses jambes, ses hanches, ses épaules, sa nuque choquaient à intervalles réguliers des objets flottants, des écueils. Il avalait désormais autant d’eau que d’air. Le grondement amplifié par le gouffre évoquait le roulement permanent d’un orage.
Il fut soudain projeté vers l’avant avec une telle force qu’il vint percuter de plein fouet le bord opposé de la bétoire. Il crut que son épaule s’était disloquée, que ses côtes avaient éclaté dans le choc. À demi étourdi, il lança son bras valide à la recherche d’une éventuelle prise, mais ses doigts n’effleurèrent que de la matière lisse, insaisissable. Plaqué contre le roc par les incessantes projections d’eau, il ne tombait pas franchement, il glissait le long de la paroi enduite d’une substance épaisse, transparente, visqueuse. Un bref regard en contrebas ne lui permit pas d’apprécier l’importance du gouffre mais il s’agissait probablement d’un aven creusé depuis des siècles par les ruissellements et qui s’enfonçait très profondément dans les entrailles du sol. Sa bouche étroite, ouverte au pied de la muraille, absorbait avec difficulté le débit du fleuve temporaire. Le courant catapultait les objets les plus légers, les branches, les petites roches, les cadavres d’animaux, contre le bord opposé où, comme Rohel, ils restaient un moment suspendus avant d’être happés par le vide.
Il eut la subite impression que quelqu’un le saisissait par les pieds et le tirait vers le bas. Il savait qu’il ne survivrait pas à cette chute et une tempête de pensées se leva dans son esprit. À l’idée du sort que les Garloups réserveraient à Saphyr s’il ne revenait pas se présenter sur Déviel, son cœur se serra et un accès de révolte l’anima. Surmontant sa douleur, il banda ses muscles et tendit de nouveau la main à la recherche d’une excroissance, d’une fissure. La lumière déclinait rapidement à l’intérieur du gouffre, où le fleuve se transformait en une cascade dense et brutale. La paroi n’offrait aucune faille, aucune rugosité, aucune excroissance.
Ses jambes entrèrent en contact avec une matière friable. Il sut instantanément qu’il n’était pas arrivé au fond du gouffre : non loin de lui des formes sombres continuaient de tomber. Des lanières flexibles lui cinglèrent le bassin, le torse et le visage. Il se rendit compte qu’il traversait la frondaison d’un arbre géant qui avait effectué un mouvement de pivot et s’était bloqué en travers de l’aven. Des rameaux se brisèrent sous son poids, un chicot l’érafla du haut de la cuisse jusqu’à l’aisselle. Ces heurts successifs modifièrent sa trajectoire, le jetèrent d’un côté sur l’autre. Un craquement prolongé domina un instant le fracas de la chute.
Une secousse de forte amplitude parcourut l’arbre, criblé par une pluie de rochers et d’objets divers charriés par le fleuve. Le Vioter se reçut sur une branche épaisse qui fléchit et ralentit sa chute. Il écarta les bras et les jambes pour augmenter la surface de contact et favoriser la décélération. Une douleur fulgurante lui déchira l’épaule mais il serra les dents, refusa de céder au réflexe qui le poussait à se recroqueviller sur lui-même. Chacun des coups qu’il prenait était synonyme de frottement, donc de ralentissement. Tout autour de lui, la boue se pulvérisait en une brume opaque et froide. Son dos et sa nuque percutèrent brutalement quelque chose de dur, une branche maîtresse peut-être. Il eut l’impression de tournoyer dans le vide comme un pantin désarticulé avant de perdre connaissance.
*
Rohel ouvrit doucement les yeux. Un silence profond régnait sur le gouffre, troublé seulement par de lointains clapotis. Une lumière radieuse pénétrait à flots à l’intérieur de l’aven, vêtait les parois d’or clair mais ne révélait pas le fond de l’excavation, plongé dans une obscurité insondable.
Il prit conscience qu’il était allongé sur une fourche formée par deux branches. Il tourna la tête et regarda vers le haut, un mouvement qui réveilla ses douleurs assoupies. Il vit, au travers des trouées de la frondaison, un pan de ciel azur découpé par la bouche étirée ainsi qu’un fragment de muraille teinté de bleu par les rayons de l’astre du matin. Il estima qu’il avait parcouru une cinquantaine de mètres avant d’être retenu par l’arbre, toujours bloqué en travers du puits. L’écharde qui lui transperçait l’épaule et l’empêchait de remuer le bras était symptomatique d’une fracture de la clavicule. Il n’eut pas besoin de palper les différentes parties de son corps pour savoir que ses autres contusions, aux côtes, à la nuque et aux reins en particulier, ne présentaient pas le même caractère de gravité.
Il recouvra peu à peu l’essentiel de ses facultés mentales et chercha un moyen de se sortir de cette situation. La paroi n’offrait aucune possibilité d’escalade et, de toute façon, il n’aurait eu ni la force ni la volonté de franchir cinquante mètres à la force d’un seul bras. Pour les mêmes raisons, il lui était impossible de descendre au fond du gouffre. Il explora une deuxième fois la bétoire du regard. Le rideau ajouré des ramilles déchiquetées ne lui facilitait guère la tâche. Il pensa pendant quelques secondes que cette faille avait toutes les chances de constituer son tombeau, puis il observa machinalement le pied du tronc et remarqua le haut d’une fissure noire dissimulée par les racines.
Ce n’était peut-être qu’une fêlure superficielle provoquée par le poids de l’arbre, mais il n’entrevoyait aucune autre solution et il n’avait pas grand-chose à perdre à aller l’examiner de plus près.
Le franchissement du tronc lui coûta une énergie folle. La blessure de son épaule le contraignait à compenser, à déplacer sans cesse son centre de gravité, à progresser en position couchée, à choisir ses passages avec soin, à veiller à ne pas glisser sur l’écorce encore imprégnée d’humidité. Chacun de ses mouvements lui arrachait un gémissement mais il s’évertuait à rester tendu vers son objectif, à ne pas disperser son énergie. De temps à autre, un long tremblement agitait l’arbre, comme s’il était sur le point de s’abîmer dans l’aven.
Il dut ensuite se faufiler au travers de l’entrelacs des racines, tâche que la fracture de sa clavicule transformait en véritable supplice, puis écarter les radicelles pour dégager en partie la fissure.
Elle n’avait pas été provoquée par la collision avec l’arbre. Elle était bordée par un léger surplomb sur lequel s’était écrasée la base du tronc, créant un point de fixation et entraînant le mouvement de bascule du géant végétal. Elle s’évasait en son milieu et formait une embouchure ronde qui donnait sur une galerie. Les racines l’obstruaient partiellement mais, à force de contorsions, Le Vioter parvint à s’introduire à l’intérieur de l’étroit boyau.
L’intensité de l’effort l’avait vidé de ses forces. Il resta un long moment étendu sur le sol inégal et dur du cœur de la roche. Un courant d’air frais lécha son visage ruisselant.
*
La pente de la galerie s’accentuait brutalement. Il aurait été incapable de dire combien de mètres – de kilomètres – il avait parcouru depuis qu’il s’était relevé. Il pouvait désormais se tenir debout mais il rencontrait des difficultés à se camper sur ses jambes flageolantes. Il s’était confectionné une écharpe de fortune à l’aide d’un pan déchiré de sa combinaison. Il devait veiller à esquiver les stalagmites qui se dressaient sur son chemin comme des gardiens vigilants et figés. De temps à autre il franchissait des flaques d’eau peu profondes mais aussi larges que des mares. Il lui semblait que l’air était de plus en plus vif et les ténèbres de moins en moins denses.
Il aperçut une lueur dans le lointain. Saisi d’un regain d’énergie, il pressa l’allure en dépit de la forte déclivité. Quelques minutes plus tard, il sortit de la galerie et déboucha sur un plateau dont la blancheur aveuglante le contraignit à refermer les paupières. Les rayons de l’astre bleu, déjà haut dans le ciel, se fichèrent comme des flèches enflammées sur son visage, sur son cou. Il se souvint qu’il ne lui restait plus qu’une chaussure et s’aperçut que sa combinaison, lacérée en de multiples endroits, ne tenait plus que par quelques fils de sa trame.
Le plateau rocheux était longé d’un côté par la lisière de la forêt et de l’autre par une faille tellement large que Rohel n’en distinguait pas le bord opposé. Il comprit qu’il était arrivé au sommet de la muraille rocheuse qu’il avait entrevue quelques heures plus tôt entre les remous, les gerbes d’écume et les gouttes de pluie.
Le spectacle qu’il découvrit en contrebas le stupéfia : le fleuve de boue avait creusé un sillage phénoménal au milieu de la forêt. Il avait tout détruit sur son passage, arbres, rochers, arrachant même la terre sur une hauteur de plus de dix mètres. Tapissé d’une boue ocre et pratiquement sèche, le ruban rectiligne ressemblait à l’une de ces gigantesques artères urbaines des mondes surpeuplés du système de Car-Ban. Le Vioter distingua dans le lointain les taches jaunes et mobiles de rongeurs qui avaient échappé au cataclysme et venaient avec prudence constater l’étendue des dégâts. Sur les rives, certains arbres s’inclinaient dangereusement et n’attendaient qu’un souffle de vent pour basculer vers le fond du lit. Leurs racines pendaient dans le vide, se recourbaient déjà à la recherche de la terre nourricière.
Il se pencha légèrement vers l’avant, discerna la bouche étroite et étirée de l’aven devant laquelle gisaient des fragments épars de roches et de branches. La promptitude avec laquelle s’était formée cette formidable coulée de boue n’avait d’égale que la soudaineté avec laquelle elle s’était évanouie.
— Nous avons bien reçu votre message et nous souhaitons vous rencontrer.
Rohel sursauta, se retourna aussi vivement que le lui permettait sa blessure à l’épaule, perçut un léger bruissement qui l’entraîna à lever la tête.
Le capteur d’âme battait frénétiquement des ailes au-dessus de lui.
— Nous avons bien reçu votre message et nous souhaitons vous rencontrer, répéta l’oiseau.
Rohel n’avait jamais éprouvé une telle joie à contempler un volatile. Il tendit son bras valide pour inciter le messager à se poser sur sa main.
— Suivez le capteur. Il vous guidera jusqu’à nous.
La voix aiguë, haut perchée, avec laquelle parlait l’oiseau appartenait vraisemblablement à un adolescent. Le Vioter aurait voulu se reposer, se restaurer, reprendre des forces, mais le capteur négligea son invitation et s’envola en direction de l’astre bleu du levant.